« Bonjour à toutes et à tous. Nous sommes ravis de vous accueillir dans ce TGV Ouigo Paris – Rennes. Nous avons la meilleure équipe transatlantique, que dis-je de France, que dis-je d’Europe, que dis-je du monde ! Enfin, pour ceux qui auront la chance d’être dans mon wagon de queue. Quoi que, il y a aussi Véro, qui est un peu notre maman à tous… »
J’ai eu mon billet pour 20€ et, contre 78€ pour un TGV classique, toute la France, ou dirons-nous toute la France modeste, c’est-à-dire 98% de mes concitoyens, est conviée. Les 2% restants ne nous intéresseront pas ici car eux appartiennent au domaine des airs. Ils ne sont plus sur Terre depuis longtemps, dans des perpétuels jets.
C’est donc tout le folklore de la France qui s’offre à moi avec fraîcheur, aussi une femme noire enturbannée nous gracie-t-elle de sa conversation téléphonique dans un dialecte qui m’est inconnu :
« Wakena, wakena, 17h00, 17h00… »
Soudain, un bruit ! qui aspire tous les autres, un trou noir sonore. Qu’est donc ce phénomène étrange ? Le rire implacable du turban. Soupirs dans le wagon, personne n’ose encore rien dire. Pourtant il va bien falloir le faire si l’on veut passer un voyage en paix ! Il va falloir dire à cette dame qu’ici nous sommes à Paris et pas sur une de ces îles, qu’ici le soleil est une denrée rare et que nos noix de coco sont sous plastiques, sans saveur. Ici nous sommes étanches, madame, ici nous sommes civilisés, nous voulons que l’on nous laisse tranquille, nous voulons crever seuls mais paisibles, donc votre conversation madame, et votre rire indolent… Oui il faut que quelqu’un s’élève, parle. Parlez maintenant ou taisez-vous à jamais car ce rire est un bruit insupportable qui nous prendra tous en otage et je doute que le GIGN ne se déplace pour ce cas de figure. Il faut encore que ce soit les citoyens qui régissent la civilité, donc parlez maintenant camarade, car ce bruit n’épargnera personne et pour 20€ le billet il n’y aura nulle part où se cacher. Si ce n’est les toilettes mais tout le monde ne pourra s’y réfugier et, quelle valeur démocratique aurait notre wagon s’il laissait la majorité de ses voyageurs à la merci de la première nuisance venue… puis, surtout, qui souhaiterait passer un trajet d’1h52 dans les toilettes, quand bien même cela lui garantirait un trajet paisible ? Peu de monde, j’espère, car, tout de même, ce n’est pas une vie, de la passer aux toilettes… Il faut donc agir maintenant car dans cinq minutes, quand le train aura démarré, il sera trop tard, elle aura pris ses aises, on ne pourra plus rien lui dire. Il faut faire vite car les « wakena » et autres mots exotiques (sûrement très dangereux) fusent dans toutes les directions.
« Bogono, je te dis ! Je te dis, je te dis…
– Excusez-moi, vous pourriez parler moins fort ? »
Oui ! Oui, seigneur ! La dame des îles de raccrocher et de daigner nous octroyer le silence, le doux silence auquel nous aspirions tous. Louée soit notre sauveuse qui nous délivra de l’insolente incivilité ! Nous l’appellerons Jeanne, et pourvu qu’aucun descendant de bourguignon ne se soit infiltré parmi nous…
« C’est dans cette ambiance de fo-lie… nous vous rappelons que le port du masque est obligatoire… le wagon 7 est équipé d’une nurserie… »
Notre chef de bord s’appelle Axel, lui nous l’appellerons Jésus. Car réellement il me semble être le saint réincarné. Par le seul ton de sa voix il a su dissiper la tension de toute notre rame. Il a su délivrer la sérénité, prisonnière des temps troublés qui étaient les nôtres, aussi n’étions-nous plus des voyageurs français allant en Bretagne mais des âmes apaisées profitant des plages ensoleillées d’Israël. Bismillah.
J’aimerais tant pouvoir décrire chaque participant de ce grand voyage commun qui va être le nôtre, mais un des passagers prend nonchalamment tout l’espace : un satané bébé signalant son existence avec gaillardise.
« Quel âge a-t-il ? » demande, débonnaire, le doyen du wagon car non, en notre lieu sacré, le choc des générations n’existe pas. Le vieux regarde le jeune sans y voir une menace, mais plutôt un relais, comme celui qui prendra à son tour le divin flambeau de la vie. Oui en ce lieu éphémère qui sera le nôtre pendant 1h52, la fraternité entre les âges semble encore possible.
« 3 mois » répond la brave mère qui passera tout son trajet debout, à bercer son rejeton avec une abnégation plus inspirante que tous les « nous sommes en guerre » et autres fadaises déclamées dans ce grand théâtre de pantins désincarnés que nous avons pris coutume d’appeler « la sainte télé ». Oui, si un jour « nous sommes en guerre » et que vous voulez envoyer des jeunes hommes se faire tuer, montrez-leur cette mère qui berça son enfant debout pendant 1h52, en faisant des allers-retours dans la rame, oui montrez-la leur et pour elle uniquement ils accepteront de mourir, oui pour elle uniquement ils accepteront.
Est-il pourtant possible que tu brailles autant à un si jeune âge ? De tels poumons te prédestinent à faire chavirer les cœurs, en tant que chanteur ou orateur, conteur, ou n’importe quelle profession en « eur » … Ainsi, nous t’appellerons Johnny, en hommage à notre monument national français. Comment, on me signale qu’il était belge ? Monsieur, cessez vos calomnies. Johnny, notre Johnny, était français. Un point c’est tout.
Pour 20€ il m’est aussi donné de redécouvrir la proximité. Les uns sur les autres, impossible d’échapper à autrui. Nous ne pouvons que nous voir, que nous observer. Oui pendant presque deux heures nous apparaissons dans toute notre vérité, car la feinte n’est pas permise dans notre rame, Jésus l’a proscrite. Ainsi ce Ouigo semble représenter le dernier sanctuaire d’une interaction sociale française. De la possibilité de voir ses concitoyens pour de vrai, d’observer la France dans sa réalité. Oui, arrachés à notre quotidien, dans un espace spatio-temporel à la fois défini et indéfini, tout semble permis, le vrai semble encore à notre portée. Les masques tombants et autrui nous apparaissant, nous nous découvrons finalement à nous-mêmes.
Alors, peut-être que cette femme remarque pour la première fois sa mèche blanche, peut-être que cette jeune fille n’arrête plus son regard à la fenêtre mais observe au travers, peut-être cet homme célibataire se demande ce qu’est cette chose oubliée qui s’agite entre ses jambes, peut-être ce vieillard qui voit ce bébé s’époumoner et crier la vie se dit que finalement l’EPHAD, ce n’est pas pour lui. Et forts de cette vérité, lorsque Jésus passe parmi nous peut-être que nous l’acclamons, que nous nous mettons à chanter en chœur :
Au nord c’étaient les corons
La terre c’était le charbon
(…)
Alors, peut-être même des « olé » s’élèvent dans notre wagon telles des vagues parmi les hommes et femmes et que le couloir n’est plus une Mer Rouge qui nous séparerait. Peut-être que ces deux bruns, qui ressemblent à de lointains italiens venus au XVème siècle bâtir des châteaux français, peut-être que leur sang latin leur fait sortir un Martini, qu’il coule à flots parmi nous en partage, peut-être que leur bagage, qui a été étiqueté pour ne pas être détruit par la brigade de déminage, porte l’inscription :
« Dionysos, 1 Champs-Élysées »
Puis, pour ne pas être en reste, peut-être que ces fiers bretons dans un carré du wagon, sortent de je ne sais quelles poches immenses des bières artisanales dont ils ont le secret. Et puis peut-être que la femme enturbannée se joint elle aussi à la fête et sort un rhum arrangé tout droit venu de la sève des îles, peut-être qu’aux plus précautionneux d’entre nous Jésus tend des gobelets écoresponsables et peut-être même qu’à ce moment-là, à ce moment-là seulement, quand il voit tous ses concitoyens festoyer comme depuis longtemps ils n’ont festoyé, un monsieur avec une calvitie très avancée, des lunettes, un accent du sud, et une espèce de bonhomie étrange avec un nom finissant en « ex » dont on n’a pas entendu le début s’exclame en levant un verre rempli d’alcools variés : « Rien à foutre, BAMBOCHE ! »
Alors on le célèbre et les fenêtres du Ouigo vibrent, brouillent le paysage de la France qui défile à 320km/h. On a oublié où ce train nous mène mais ça n’a pas d’importance. Nous sommes tous là, nous rions ensemble.
Soudain, un petit, un tout petit bruit triste résonne dans ce wagon pourtant à l’agitation si joyeuse. « Ex » décroche le téléphone.
« Comment, Manuel… Je ne t’entends pas bien… Privatiser les trains… Tout privatiser… tout de suite ? … OK, Manuel. »
Bien embarrassé, il nous déclare solennellement que c’est le dernier Ouigo. Demain tout sera privatisé. Adieu, le Ouigo. Les voyageurs se regardent, confus. Qui peut donc être cet homme, qui d’un seul coup de fil, semble disposer de l’existence comme s’il en était Dieu ?
Moi j’ignore qui vous êtes, « Manuel », mais non, vous ne privatiserez pas notre Ouigo. Vous pouvez privatiser tout ce qui vous chante, que ce soit les autres trains, les avions, les hôpitaux, le Louvre, La Tour Eiffel ou encore toute la France -pour aller plus vite- car vous semblez en avoir le pouvoir, mais notre Ouigo lui, il restera un train à 20€ et un train libre, un train démocratique. Car il est trop tard Monsieur Nuel, le farfadet a déjà quitté Montparnasse : aller-simple et direction la Terre Promise. Vous aurez beau rappeler monsieur « Ex », vous aurez beau lui demander de répéter ce que vous lui dîtes, comme à une marionnette, en lui aboyant de nous jouer un joli tour comme quand on emmène les enfants voir un spectacle au carnaval, mais nous ne serons pas bon public, monsieur Nul. Inutile de vous fatiguer. Le soleil nous chatouille déjà, il nous faut vous laisser. Nos billets ont été compostés, la contrôleuse nous a dit :
« La Terre Promise ? Belle destination. Je vous y rejoindrai bientôt. »
Oui, nous partons tous. Adieu, monsieur N.
