Le verre vide

Dans un bar parisien, deux hommes dont on aurait bien du mal à définir les liens, se disputaient concernant le remplissage du verre posé sur leur table : était-il vide ou plein ? C’était un jour blanc comme une chair occultée depuis trop longtemps et nos deux compagnons débattaient peu ou prou en ces termes :
— Voyons Béranger, le verre est vide.
— Enfin Bonnard, il est assurément plein.
Difficile de savoir avec précision si le verre était effectivement plein ou vide, même pour un regard extérieur. Ainsi, nos orateurs auraient sûrement campé sur leur position respective pour toujours, mais la jolie serveuse passa par là et Béranger attrapa son coude onctueux :
— Mademoiselle, ne boiriez-vous pas dans ce verre, je vous prie ?
— Et pour quoi faire ! Ce n’est pas mon verre, s’offusqua cette brave travailleuse.
— S’il vous plaît douce demoiselle, ajouta Bonnard, nous aurions ainsi une preuve formelle de sa contenance.
— Non et non ! bougonna-t-elle. En plus avec le Corona qui traîne, si je me mets à boire dans le verre des autres…
Péremptoire dans ses propos et ferme dans sa résolution, la séduisante employée s’en alla remplir ses nombreux devoirs, laissant nos deux excentriques au point où nous les avions trouvés.
— Béranger, le verre ne saurait être plus vide.
— Bonnard enfin, ne sauriez-vous apercevoir ce liquide transparent, indicateur univoque de son remplissage ?
Alors qu’il était impossible de démêler une quelconque vérité de ces différentes affirmations, un monsieur moustachu, bien sous tous rapports, vint s’installer à une table adjacente.
— Monsieur, lui demanda respectueusement Béranger, porteriez-vous l’amabilité jusqu’à accepter de boire dans ce verre ?
— Et dans quel but, je vous prie ? répondit cet honorable patricien avec une méfiance légitime.
Bonnard se sentit d’expliquer la situation, avec une grande déférence :
— Nous sommes dans l’embarras, cher monsieur, nous ne parvenons pas à établir l’état de son remplissage.
Le moustachu parut quelque peu gêné et bredouilla qu’il ne pourrait aider en rien.
— Et si nous vous payions ? continua Bonnard qui venait d’avoir une idée.
Tandis que l’intéressant cobaye questionnait Bonnard concernant une somme éventuelle, Béranger cherchait dans ses poches, qui semblaient très profondes et remplies de breloques : autant d’obstacles à franchir pour la main avant qu’elle ne puisse atteindre de l’argent sonnant et trébuchant… enfin, après une recherche qui n’eut rien à envier à celle du Graal, il annonça satisfait :
— Cher monsieur, je vous propose des francs, des marks et des pesos.
Regrettablement, cette proposition ne rencontra pas l’intérêt escompté, ce dont se désola Béranger :
— Hélas, je ne dispose que de marks de Camargue, francs de Champagne ou pesos de la Beauce…
Mais Bonnard trouvait soudain quelques bouts de papiers bleutés quelque part dans ses affaires :
— Et des euros, cher monsieur ! s’exclama-t-il en montrant les précieux imprimés.
Hélas, l’optimisme s’effaça rapidement car après une inspection sommaire le protagoniste à la pilosité sur-labiale répondit qu’il ne les accepterait pas :
— Ce sont des euros peureux, déclara-t-il avec un brin de snobisme, or moi je suis Français, monsieur. Par conséquent je n’accepte que les euros heureux.
Mais Béranger qui n’avait pas dit son dernier mot tenta de le raisonner :
— Allons, allons cher monsieur… qu’il soit heureux ou peureux à la fin l’euro brille du même bleu.
N’appréciant nullement que l’on ait si peu de considération pour les subtilités des euros, le partenaire temporaire prit congé de nos drôles.
Cependant, on ne savait toujours pas si le verre était vide ou plein.
— Enfin, il ne saurait être plein, déclarait Bonnard.
— Il ne saurait être vide, argumentait Béranger.
La Terre eut pu faire plusieurs fois le tour du Soleil sans que l’on n’arrivât à une solution, lorsque le patron qui faisait un tour parmi ses clients arriva au niveau de nos rhéteurs exigeants.
— Vous tombez bien, cher monsieur.
— Cher monsieur, vous tombez bien, lui dirent-ils en chœur.
Ces métaphysiciens du remplissage souhaitèrent connaître l’opinion de l’honnête gérant : une fois pour toutes, le verre qu’il leur avait servi était-il plein ou vide ? Par un quiproquo malheureux ce dernier goûta fort peu cette question et alors qu’il tournait les talons en quête de clients plus reconnaissants il se fendit d’une phrase bien sentie pour moucher nos deux malotrus :
— Je ne sers que des verres pleins moi, monsieur.

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