Rendez-vous avec la grâce

Ce jour-là, dans la rame du train de cette bonne vieille ligne L, rien ne dérogeait à la coutume du calme plat, de la tranquillité morne. Pour dire toute la vérité, c’était comme d’habitude, comme depuis que le monde avait décidé qu’il en serait ainsi, c’est-à-dire depuis longtemps. Toutefois il arrivait que cette bonne mère chuchote des histoires du temps jadis, de l’époque où les voyageurs s’émerveillaient pendant les trajets et bavardaient entre eux. Mais notre bonne vieille ligne L étant entrée dans son âge noble depuis maintes années, vous être en droit de douter de la véracité de ces histoires. Enfin, elle nous rendait de bons services au quotidien, nous la laissions donc murmurer avec politesse. Même, peut-être nourrissions-nous le timide espoir que ces lubies fussent vraies, voire, pour les plus crédules d’entre nous, espérions-nous qu’elles revinssent à la vie. Cela étant, rien n’indiquait que mon voyage du mardi 9 février 2021 aux alentours de 17h00 devait désobéir à la règle d’un trajet oubliable. Plongé dans Rouslane et Ludmile, un mouvement devant moi m’avait sorti des fées de Pouchkine. Je détournai les yeux car comme toute lumière trop vive nous blesse, il me fallut un temps avant de pouvoir en regarder la source.

Elle réajustait ses cheveux. Et, mon dieu, quels cheveux. Ils tombaient telle une cascade de caramel aux reflets dorés, longue et brillante, d’une épaisseur de forêt vierge. Elle les maintenait fermement pour se les attacher et je pus sentir par toutes les fibres de mon corps à quel point ils étaient denses et à quel point j’aurais péché pour être cette main. Mais alors que la débilité me guettait, son masque tomba… par tous les saints du ciel son masque tomba ! Quel visage il laissa paraître. Je me repentais à grand-peine des pensées impures qu’il me provoqua, hurlements fracassant de mon être, car quel visage ! Ses yeux n’étaient autres que la fenêtre sur l’infini, délicatement fardés d’un noir aussi profond que les promesses de leur battement, le nez vous transperçait le cœur, droit comme l’évidence, la bouche elle si fine et si délicate ne pouvait s’ouvrir qu’à des fins supérieures, et les lèvres étaient d’une minceur telle qu’elles en auraient découragé les peintres de vouloir les reproduire, tant la perfection de la nature les aurait nargué. Je suppliais intérieurement que l’on me délivre de cette vision insupportable, beauté indécente qui m’entrainait vers la folie.

Mais le Malin qui avait certainement orchestré cette scène pour me torturer n’avait pas encore fini de s’amuser. Le masque tombé devait être ramassé. Je vis donc les mains. Et par le diable, quelles mains ! La seule écriture de ces lignes me replonge brutalement dans une envie fautive et mes idées se mutilent pendant que le mugissement de mon être s’abandonne au gouffre d’un désir indélébile. Mais continuer… je dois continuer… aller jusqu’au bout… Ses mains… Oui ses mains… créées uniquement pour la douceur céleste et les caresses séraphiques, brillant d’ongles vierges de tout vernis car nul ne s’était considéré digne de les ramener sur terre en les souillant.

L’infâme démon tira enfin sa dernière ficelle et ce fut le coup de grâce : elle se relevant je découvris ses jambes. Par la peine capitale, quelles jambes ! Des jambes… des jambes de biche légèrement serrées dans un jean anthracite qui glissait à mes sens la volupté de ses formes et se terminait par d’innocentes bottines noires. La peinture de cette muse achevée tout restait à faire. Tant de choses que j’aurais voulu faire. Mais à peine l’être cornu avait-il fini de me tenter que déjà il m’en ravissait la vue en ricanant car c’était mon arrêt. Sur le quai goguenard, le train du miracle disparaissait au loin. Je restais longtemps hébété. L’impression ne me quittait pas.

Ô, toi, espiègle fripon ! N’est-ce bien que par plaisir de voir les hommes désespérer de ce qu’ils ne peuvent avoir que tu les soustrais à tes magnifiques promesses ? Était-ce pour me voir marcher sur les voies que tu me brutalisas ainsi ? Il me fallut exorciser ou mourir. Je décidai que ces lignes seraient ma confession. Futiles traces d’encre numérique. Vain témoignage de celles imprimées par le désir dans ma chair. Peut-être leur écho résonnera-t-il un jour sur la L : le rendez-vous avec la grâce.

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