France, 2023
Cela faisait maintenant un certain temps que les retards de train excédaient la population, on sentait une sourde révolution s’ourdir. Monsieur le Ministre, qui en avait passablement « ras-le-cul » de ce mécontentement (il était mécontent du mécontentement, pas qu’il y ait une cause à ce mécontentement), convoque Monsieur Von Pünktlich, directeur polytechnicien, pour résoudre la situation, car des gens en venaient même à lui envoyer des lettres ! des lettres, vous vous rendez compte ? Non, tout ce remue-ménage devait cesser…
Au cours d’une réunion encaviardée (cela stimule les synapses), on recherche activement des solutions : on pense par exemple à la privatisation de l’entreprise mais cela semble inacceptable auprès de l’opinion publique (fort zut), on pense aussi à repeindre les trains (pourquoi pas), à augmenter les tarifs (as usual), à multiplier les barrières (car oui, si les gens ne peuvent plus accéder aux trains, auront-ils à se plaindre que ces derniers soient en retard ? Ah !) et toutes autres idées fort créatives, sans toutefois penser jamais à celle (trop) simple d’arrêter les coupes budgétaires et les reprisages de chandelle.
Mais c’est alors qu’une lumière vient illuminer l’intelligent visage de Monsieur le Ministre.
— Monsieur Pünktlich.
— Monsieur le Ministre ?
— Allez me chercher les registres des années 40-44.
— 40-44, Monsieur ?
— Oui, allez-y.
Monsieur le Polytechnicien revient de la Bibliothèque nationale et dépose un imposant livre en reliure de cuir sur la table en boiseries dorées de Monsieur le Ministre. Le livre semble parfaitement intact, étonnement conservé.
— Années 40-44, dit Monsieur le Ministre.
Le Polytechnicien consulte attentivement les registres, puis il dit :
— Non, aucun retard sur ces années-là, absolument aucun, c’est stupéfiant… Monsieur le Polytechnicien est sidéré par cette efficacité du service public, chose inimaginable aujourd’hui. Cependant l’idée qu’il avait déjà en tête se conforte dans le cerveau de Monsieur le Ministre.
— Bien, bien ! Alors ! Ce que nous allons faire.
Monsieur le Polytechnicien écoute attentivement ce que va dire Monsieur le Ministre, il le fixe intensément à travers ses lunettes rondes, et même son crâne dégarni semble pointer en sa direction.
— Imaginez, je dis bien imaginez, que tous ces trains soient d’époque. C’est-à-dire, imaginez que tous ces trains partent pour Auschwitz. Par exemple, que l’on y ait ouvert une station balnéaire.
— Hm ? Monsieur le Polytechnicien semble quelque peu dubitatif, c’est un peu flou.
— Hé bien ! Vous m’avez dit qu’il n’y avait aucun retard à cette époque-ci ! Et cela alors que, quand même, on peut bien le dire, la cadence était beaucoup plus soutenue qu’aujourd’hui ! (Monsieur le Ministre évoque ici deux choses, 1) le nombre colossal d’usagers qu’il fallait déporter à l’époque 2) le nombre non moins colossal de trains supprimés sur notre dernière décennie).
— Oui, cela me semble… cela me semble…
— N’est-ce pas ?
Monsieur le Polytechnicien est soufflé par cette idée phénoménale de Monsieur le Ministre et sûrement, dans un coin de sa tête, se dit-il que c’est bien à cela qu’ont servi toutes ces si longues et si brillantes années d’étude (ENA).
— Mais il s’agira bien de faire semblant, Monsieur Pünktlich, semblant, vous comprenez ! C’est seulement l’idée !
Ainsi, on dit qu’à la suite de cette réunion il n’y eut plus jamais de retard de train en France.
Cependant, nous ne pourrons être certains de cette affirmation, car tout le monde ayant été déporté, il n’y eut plus personne pour raconter ce formidable redressement.
Moi-même, écrivant ces lignes, je sens déjà la fumée des bébés qui parvient à mes narines et à travers la vitre je crois reconnaître ces arbres, ce beau chemin que nous empruntâmes jadis – Alors, auf wiedersehen, ami lecteur !
Monsieur le Ministre devint par la suite président de toutes les démocraties, d’absolument toutes jusqu’en Chine, cela il faut bien se le figurer…

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