Marchant le long de l’avenue Jean-Jaurès pour les emplettes du midi je lançai une pièce à un homme qui me semblait être un SDF mais qui s’électrisa subitement à mon geste. Il m’enturbanna d’injures et à mesure que je tentais de saisir le sens de sa diatribe je crus enfin comprendre que sa réaction tenait en fait bien plutôt à la devise que je lui avais proposée qu’à mon geste en tant que tel.
—Des euros ?! À moi, des euros ? S’indignait-il ainsi très excité. Cependant, après quelques instants d’orage il se calma un peu et nous pûmes lier conversation. Cet homme qui ressemblait à un clochard avait en fin de compte un passé, un passé européen.
— Moi ! Moi j’y ai travaillé à Bruxelles. J’y ai vu !
Je fus étonné qu’un député européen pût ainsi finir, car j’avais une certaine idée de leur rémunération et de l’aspect « sécurisant » de leur profession. En général, on ne licenciait pas un député européen, et « la paie était bonne » comme il est coutume de dire en termes assez triviaux. Cependant j’apprenais que mon homme n’était en fait pas député. Je l’interrogeais sur ses occupations d’alors.
— Moi ! Moi, Monsieur… il commença soudainement à m’appeler « Monsieur » et à avoir un ton et un air très digne, un tel changement de composition me surprit beaucoup et je me demandais alors ce que les euros pouvaient bien représenter dans sa tête pour qu’ils le transformassent ainsi en berserk.
« Moi, j’étais dans la logistique, Monsieur.
« Et il ne faut pas croire, vous me voyez maintenant, mais à l’époque ! À l’époque, je portais veste et cravate, comme tout le monde. »
S’exprimant alors si bien, je n’avais effectivement aucun mal à me l’imaginer coiffé, rasé, apprêté correctement. Quel mystère du destin avait pu le conduire à une telle déchéance… Cependant, alors que je voulais en savoir plus sur lui il devenait soudain rouge écarlate car une petite dame d’un certain âge lui déposait quelques centimes aux pieds. C’était une catastrophe pire que 2008.
— Argl !! Il fut à nouveau tout à son courroux, que je censure bien gêné, car les monceaux d’insultes dont il recouvrit la pauvre vieille dame n’apporteraient pas grand-chose à notre récit, tout autant que je ne voudrais pas qu’une transcription formelle ne donne au lecteur une image faussée de mon interlocuteur – dont les tout récents « Monsieur » et le langage fort courtois avaient achevé de me le faire considérer comme un homme « convenable ». « Le Bataclan ! Ça !! Ils se sont gourés au Bataclan ! Mauvaise cible les Mohamed ! Bruxelles !! Ça ! C’est ça qui faut tout batata, batatacliser !! bata, tatata, tatatatata ! » – il terminait en mimant, ce me semble, un A-K 47, ce qui, il est vrai, était quelque peu perturbant, et nous valut des regards perplexes des passants, qui pressaient le pas à notre approche – cependant il revenait à lui comme si de rien n’était, cette plasticité de comportement me rendant de nouveau quelque peu suspicieux…
— Dans la logistique, moi, Monsieur, reprenait-il. J’apportais… je livrais les plats Picard et les prostituées.
Cette dernière révélation me surprit beaucoup ; en effet, je ne pensais pas que les députés européens mangeaient des plats Picard. J’aurais imaginé le Parlement ayant plutôt une cantine d’un certain « standing », ou même, les beaux restaurants de Bruxelles acceptant les note de frais ne devaient pas manquer. Je me sentis soudain très respectueux de ces députés européens qui avaient tant d’égards pour l’argent du contribuable.
— Des plats Picard, donc ? questionnais-je, la curiosité m’improvisant enquêteur.
— Oui, Monsieur. Et des… ah, mais non ! quelqu’un, encore ! Quelqu’un lui avait soudain donné un euro estampillé au faciès de la bonne Angela et c’en était déjà beaucoup trop pour mon « logisticien » qui poursuivit l’infortuné donateur de ses injures et autres « Bataclan ! » « Bruxelles –juron censuré– !» « Sécurité de m… ! » « Les Mohamed ! » qui fusaient tous azimuts après lui.
— Mais la sécurité là-bas laissait à désirer, reprit-il une nouvelle fois très dignement, je vous le dis, moi qui étais…
— Aux premiers rangs pour vous en rendre compte.
— Aux premiers rangs, oui, c’est ça, Monsieur. Mais aussi, donc, les prostituées.
Ah, il y revenait.
— Ah. Il y en avait…
— Beaucoup, ça oui, Monsieur.
Continuant de m’appeler ainsi je le trouvais définitivement poli et bien élevé. Malgré, nous en conviendrons, une certaine « bipolarité » …
— Beaucoup, Monsieur, continuait-il. Des fourgons, toute la journée des fourgons… Les allers-retours, au moins 4, 5 par journée. Bâtiment B, Zone 66, Portique du Département « Affaire courantes » (il se souvenait de tous les détails), à livrer porte jaune, ombre du séquoia et chant du merle.
— Hé bien, hé bien.
Je voulais savoir le fin mot de cette histoire, savoir pourquoi il ne travaillait plus là-bas, mais à cet instant un policier nous demanda de bouger car il ne fallait pas encombrer l’entrée du Picard, ce que nous comprenions tout à fait.
Nous marchions donc Boulevard Jean-Jaurès.
— Dites-moi, ces dames, est-ce que, enfin…
— Cher, ça oui, Monsieur. Très cher.
— C’est bien ce qui me semblait… Je vous demande ça, c’était par pure curiosité ! N’allez pas croire…
Cependant il était tellement bien élevé qu’il ne m’embarrassa pas, il semblait être déjà passé à autre chose. Son regard fixait intensément l’horizon. Sûrement pensait-il à cette imposante chaîne logistique qu’il lui fallait coordonner, ou au Bataclan, la bataclanisation de Bruxelles qu’il appelait de ses voeux… mais en fin de compte, pourquoi leur en voulait-il tant ? Cette répugnance viscérale à la vue du moindre euro m’intriguait depuis le début.
— C’est que, et là je sentis de nouveau sa sourde indignation monter en lui, là-bas, Monsieur, « là-bas ils se paient des putains fort cher et ce aux frais de la princesse ! c’est immonde ! pensais-je qu’il allait me dire et j’étais bien prêt à abonder », là-bas ils ne vous regardent pas, ils ne vous disent ni merci, ni au revoir. Vous n’existez pas pour eux. Et ça, Monsieur, je ne le supporte pas ! Nous sommes des êtres humains, nous aussi.
Ainsi, ce n’était ni les plats Picard, ni la logistique péripatéticienne de Bruxelles qui lui causaient cette rancœur mais une absence de considération pour les êtres humains ; c’était aussi un motif, après tout.
Cependant, alors que je croyais que nous nous quitterions sur ces bonnes paroles, poursuivant chacun notre existence vers nos destinées respectives, des alarmes se mirent à crier dans la rue et immédiatement après des fourgons furent autour de nous tandis qu’un commando spécial nous encercla. Je me tourne vers mon logisticien clochard et lui crie :
— Fuyez, Frédéric ! Je ne sais pourquoi je l’appelai ainsi mais ce fut ce qui sortit de ma bouche. Je n’eus pas le temps de voir ce qu’il advint, j’étais aux prises avec l’ordre public, qui eut tôt fait de « m’ordonner »…
Plus tard, je répétais 25 000 fois :
L’UE c’est la paix
(…)
L’UE c’est la liberté
(…)
L’UE c’est l’indépendance énergétique*
(…)
Et je pus m’en aller.
*Ce n’est pas un Orwell, c’est une affiche boulevard Jean-Jaurès…

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