Pénétrant dans le chaos obscur de la boîte de nuit il ne serait pas surpris lorsque peu après son arrivée il sentirait, sortant de la masse pulsante, un homme avec une seringue s’approchant vivement de lui pour lui souhaiter à sa manière la bienvenue. Son ami, qu’il venait rejoindre, l’avait en quelque sorte « prévenu » ; c’était « l’ambiance ». Aussi, lorsque le farceur serait suffisamment proche de lui affichant le sourire méchant du forfait déjà accompli, il lui prendrait fermement le poignet en lui bloquant le bras. Le plaisantin s’immobiliserait, le souffle coupé, complètement incrédule. À sa merci, il procéderait alors en deux étapes : d’abord, il lui fracasserait le tibia d’un coup de pied, ensuite, il lui exploserait la jugulaire d’un coup de poing. Le pauvre farceur resterait convulsant par terre, sa triste seringue à côté de lui.
Il poursuivrait dans la boîte, s’enfonçant plus amont dans le bruit et l’obscurité. Les lumières rouges coulant sur les visages accentueraient les contrastes des peaux et des cheveux. Lui brun et très blanc de carnation ressemblerait alors à un étrange fantôme et lorsque par hasard un faisceau viendrait lécher son visage ses traits prendraient l’allure d’une créature carnassière. Où pouvait-il bien être ? Ils s’étaient pourtant donné rendez-vous plus ou moins là. Mais maintenant qu’il y était, tout ce bruit, cette agitation, il comprenait. On ne se donnait pas rendez-vous dans une boîte de nuit, c’était idiot. Lui avait-il joué un tour ? Tout ça n’était-il qu’un piège ? Il s’arrêta et voulut regarder plus attentivement autour de lui. Parmi les bras et la sueur il croisa le regard d’une fille qui le fixait depuis une banquette, dans un coin un peu plus à l’écart de toute cette jungle. Il fit semblant de détourner les yeux, comme s’il ne l’avait pas vue, puis la regarda de nouveau. Elle le fixait toujours.
— Très bien, ton coup ! lui lança-t-elle, narquoise, alors qu’il s’approchait.
— Je cherche quelqu’un, lui dit-il sans relever.
Elle ne répondit pas tout de suite, continua de le regarder avec intensité, la tête légèrement penchée sur la gauche, lui donnant une position un peu féline. Elle avait une coupe de cheveux curieuse : un carré avec les côtés rasés au tiers. Des cheveux bruns, très bruns. L’obscurité et le rouge des lumières lui donnaient une expression sadique.
— Tu es si blanc… glissa-t-elle doucement comme pour se moquer. Comprenant que tout cela ne mènerait à rien il voulut partir mais elle lui attrapa le bras.
— Hey ! s’exclama-t-il en constatant qu’elle l’avait griffé en même temps.
Elle rit légèrement et s’éclipsa.
Quelques gouttelettes commencèrent à perler sur la banquette et il s’en inquiéta : le sang ne partirait jamais au lavage. Il fallait absolument nettoyer ça mais il n’avait rien sur lui sinon son T-shirt, et ne sachant que trop dans quelles conditions il avait été conçu il s’y refusait car il aurait eu la sensation de ne pas respecter ceux qui étaient morts pour le fabriquer. Non, soudain une idée lui vient comme un éclair, une évidence pure et simple qui devient aussitôt fixe et qu’il ne peut plus lâcher. Elle, oui elle va nettoyer la banquette et avec sa langue s’il le faut. Oui, c’était ça qu’il convenait de faire, il n’en avait plus aucun doute à présent. Il fallait la retrouver.
Où pouvait-elle bien avoir pu passer ? Chercher quelqu’un dans une boîte de nuit à heure battante, autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Et s’il interrogeait quelqu’un ? Peut-être qu’on l’avait vue… Parler aux gens ? Dans ce chaos ? L’absurdité de son idée lui apparut bien vite et il n’y pensa plus. Il resta un instant immobile, comme absent, au milieu de ce qu’il n’identifiait même pas comme étant une piste de danse. Une fille tentait de se rapprocher de lui discrètement mais il ne la voyait pas. Elle le collait presque à présent et il aurait suffi d’un léger mouvement sur sa droite pour qu’il la touchât, ce qu’elle semblait attendre. Enfin, brusquement, comme s’il revenait soudain à lui-même il se retourna et la percuta en restant collé à elle sans le vouloir.
— Ma meuf ! entendit-il en esquivant un coup de poing. Il voulait dire qu’il y avait méprise mais l’agressivité en face de lui ne lui en laisserait pas l’occasion. Il règlerait alors l’hostilité qui lui faisait face par une violence mesurée, comme on abat un veau d’un coup de pistolet à air ; la pomme de discorde restant complètement bouche bée devant cette soudaine brutalité. Spéculant sans trop de risque, quelqu’un aurait pu dire que, consciemment ou non, elle en fut même excitée, ce d’autant plus qu’elle était la cause de cette soudaine bestialité. Cependant, il quittait la piste assez embêté car il ne voyait pas de solutions à la situation actuelle, lorsqu’il aperçut la fille adossée à un mur, qui le regardait d’un air goguenard.
— Vous vous amusez bien ? lui demanda-t-il sur un ton qu’il eut voulu nonchalant mais qui masquait mal son agacement, ce dont elle se délecta.
C’est magnifique. Mima-t-elle avec sa jolie bouche. Et elle eut un sourire délicieux. Ah… Comment pourrait-il lui en vouloir, elle si adorable ? Et pourquoi la cherchait-il, finalement ? Mais, la cherchait-il ? Il ne savait plus, tout venait de disparaître dans ce sourire…
— Course-poursuite ! s’écria-t-elle comme une enfant.
Il ne comprit pas, resta coi une seconde, puis automatiquement dû se résoudre à la poursuivre.
Esquiver les gens en courant n’était pas une mince affaire. Elle disposait sur lui de l’avantage d’une constitution plus svelte, qui la rendait plus mobile dans une telle configuration. Aussi, elle ne rechignait pas à pousser sur lui des hommes, qu’il devait alors écarter en essayant de rester dans la civilité. Cependant, il était guidé par son rire, terrible, ensorcelant, qui ne s’arrêtait pas. Elle s’amuse comme une folle, pensa-t-il. Peut-être même qu’elle est folle. Il ne savait pas vraiment, il…
— Toi, là ! Fut accompagné du sentiment d’un danger imminent un peu derrière lui : le gorille insatisfait de son remue-ménage. Spécimen : 2 mètres, plus ou moins 100 kilos. Beau représentant. Ce serait difficile, probablement douloureux, cette fois. Mais on lui attrapait la main par en dessous, vivacement mais avec douceur, la peau des doigts était si douce ; qui cela pouvait bien être n’avait aucune importance, il aurait suivi cette douceur n’importe où et sans hésitation. Il baisse la tête pour voir. Évidemment, c’était elle.
— Viens ! Elle l’entraîne et ils se fraient un chemin dans la forêt des jambes.
Elle tombe par terre et l’entraîne dans sa chute. Le fit-elle exprès ? Ah… Ils sont collés l’un à l’autre, lui au-dessus d’elle. Elle le regarde dans les yeux, un peu moqueuse ; dans l’expectative. Que va-t-il faire ? Fera-t-il seulement quelque chose ? Il est bizarre. Sa peau surtout, si blanche. On dirait… un fantôme ? Ahah ! Un fantôme assez mignon… Mais ces lumières rouges, c’est comme s’il avait du sang sur le visage… Du sang ?
— Est-ce que…, mais elle ne termine pas sa phrase car il a commencé à sourire à son tour. Son air aussi est un peu narquois. Il a enfin l’occasion de lui donner le change.
Brusquement elle se penche vers son visage ; il ne réagit pas. Leurs lèvres se collent et restent un instant inertes, elles attendent ; puis, elle les lui mord. Assez fort, en réalité. Pourtant, il ne s’écarte pas, ne sembla pas souffrir, si bien qu’elle en fut déçue quoiqu’amusée. C’était une posture. Elle était sûre qu’il avait eu au moins un peu mal.
Dehors il faisait froid, la buée qui sortait de sa bouche tranchait sur le noir du ciel. Elle se demandait qui pouvait bien être celui qui sortait en T-shirt par cette température, et à cette heure-ci.
— Tu n’as pas froid ?…
Il éternua presqu’aussitôt.
Soudain il eut l’air très sérieux.
— La banquette, dit-il gravement, ce n’était pas bien. Et il la regarda, désapprobateur.
Ne sachant sur quel pied danser, elle lui donne un coup de coude dans les côtes et un grand sourire apparaît sur son visage.
— La banquette, merde… répète-t-il par jeu. Peut-être qu’on devrait… et il fait mine de rebrousser chemin pour retourner à la boîte. T’es idiot, lui dit-elle, au comble de l’amusement. Elle rirait à tout ce qu’il dirait à présent, et ce de bon cœur, sans calcul ni feinte, simplement par pure envie.
Il baille. Je t’ennuie ? Il la regarde, l’air espiègle. Un peu. Elle pouffe. C’était quoi, tout ça, à l’intérieur ? Elle hausse les épaules. Ne répondra pas. Ça ne fait rien. Il se rapproche d’elle et passe un bras au tour de ses épaules. C’est un beau moment.
— J’ai le VIH, lui dit-elle alors qu’il s’apprête à procéder au cunnilingus. Il lève quelque peu la tête, la regarde un instant d’un air neutre. Puis il dit : donne-le-moi, plongeant entre les gorges de ses hanches. Elle rigole en se disant qu’il est fou.
Il lui présente l’endroit particulier de son corps, qu’elle vient griffer délicatement. Une infime entaille, qui ne perle même pas du sang, mais qui sera suffisante. Elle s’obstine alors à y faire pénétrer toute sa salive ; puis, le reste.
Un moment, elle viendra caresser la griffure de son bras, qui avait commencé à cicatriser. Elle ne résistera pas à l’envie d’y planter ses ongles à nouveau, profondément cette fois, de manière prolongée. De longues minutes où il subira sans rien dire, sans même sembler le sentir. Alors, tandis qu’il l’étreindra, elle sortira sa main et la posera dans son dos, y laissant une trainée rougie. Elle viendra barbouiller sa bouche sur le sang abondant de sa plaie, comme on barbouille le ventre d’un bébé. Ici, lui si calme éprouvera quelques frémissements, quelque chose d’irrésistible dont elle ne se gargarisa pas, restant appliquée à son plaisir. Un moment, il la regarderait. Ses traits fins, ce carré rasé au tiers. Quand même, quelle étrange coupe de cheveux.
La première semaine et la suivante il ne se passerait rien. Ce serait à la troisième que, soudainement, les symptômes se manifesteraient. Cela commencerait par une diarrhée très violente. Son ventre, ses boyaux seraient en feu, son corps s’efforcerait de tout évacuer. A la fin, ce ne serait plus qu’une contraction spasmodique. Violente, terrible, à s’en fracasser le sphincter, le corps voulant absolument évacuer le mal, mais tout ce qui pût l’être l’ayant déjà été ce ne serait plus que vain effort.
Au début, il concéderait à faire les dizaines d’allers-retours requis aux toilettes mais il comprendrait assez vite que s’il voulait être vraiment efficace il ferait aussi bien d’y camper, ce à quoi il se refuserait, si bien que, passé un moment, il laisserait aller. Le sol se recouvrirait d’excréments plus ou moins solides, qu’il aurait de plus en plus de mal à éviter, pour finir par patauger dedans.
Parallèlement, la même chose s’effectuerait en haut : il vomirait continuellement les deux premiers jours. Mais, de même qu’en bas, lorsque le corps se serait acharné à évacuer une chose qu’il ne pouvait évacuer, il serait condamné à hoqueter continuellement sans que plus rien ne sortît.
Puis, l’eczéma. Toute la peau de son corps qui se rebellait. Des énormes, des immondes plaques rouges, brûlantes, purulentes par endroit, qui se manifesteraient en bande, recouvrant rapidement son corps de ce brouillis. Bientôt, il aurait une peine affreuse à trouver un endroit qui ne fût pas d’une moiteur insupportable.
Enfin, et ce fut le pire, ce qui, il le crut, failli bien l’emporter : la fièvre. Il lui sembla que toute sa tête était prise dans un chaudron. On lui appuyait sur le corps, sur les hanches, dans le dos ; partout, on le malaxait. Il se sentait comme une pâte, un argile qui aurait été pétri avec plus ou moins de douceur, plus ou moins de régularité. Délirant, il pataugerait dans sa fange, assailli de visions. Il reverrait des choses tantôt bruyantes, tantôt colorées, mais surtout abstraites comme provenant d’un monde incohérent dont il cherchait vainement le sens avec exaltation. Il hurlait, peut-être, c’est possible, il criait après ses visions, tentait d’établir un dialogue, mais cela ne sembla pas marcher.
Cependant il s’éveilla, faible comme un nourrisson, couvert de vomi, les pieds merdeux, transi de sueur séchée et froide, grelottant, des frissons plein la peau, mais vivant.
Quand il eut recouvré suffisamment de force et qu’il fut de nouveau présentable aux yeux de la société il sortit pour se faire dépister.
Il avait pris un ticket, avait attendu parmi les gens qui toussaient et se grattaient la tête, regardaient fixement devant eux en attendant leur tour, puis cela avait été à lui.
L’infirmière avait des cheveux attachés, une queue de cheval, cela il l’avait remarqué, ainsi qu’un bracelet en tissu. Cela était-il conforme aux normes de l’hygiène ? Ne pouvait-il représenter un danger, ou, a minima, influer les résultats ou les fausser ? Il n’en savait rien et assez vite cessa d’y penser. Vingt minutes plus tard, elle se tourna vers lui et dit :
— Positif.

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