C’est de haut en bas. C’est toutes les… trois secondes ? Ou cinq… Bon, il s’agirait de mater cette mèche rebelle, mademoiselle. Vous voir constamment la replacer me dérange. Par ailleurs, je ne suis pas sûr que l’herbe apprécie vos caresses… Ni les touffes, d’être nonchalamment arrachées ou encore la terre par votre ongle délicat d’être grattée… Votre rire fait peur aux oiseaux quant à votre sourire il rend jalouses les statues… L’eau des fontaines est, elle, gênée de vous refléter… Les graviers, eux, se plaignent de vos petits pieds… Les fleurs pleurent, que de votre parfum vous les masquiez… Les bancs soupirent de vos formes et les arbres gémissent du balancement de vos hanches… Votre peau blanche, le soleil se cache pour ne pas la tanner… Votre chevelure brune, la pluie s’arrête pour ne pas la mouiller… Et les nuages, dédaignant votre visage de Méditerranée, s’en vont pour ne point l’ombrager… Vous voyez, tous souffrent de votre présence et même vos affreux yeux noirs n’y pourront rien changer… Aussi je vous demande du fond du cœur que jamais plus… vous ne partiez.
Nos deux observateurs n’eurent pas le temps de poursuivre cette profonde conversation car déjà :
« Fschou ! Fschou ! Fschou ! Fschou ! »
« Est-ce que cela va finir à la fin ? »
Cela « allait bientôt finir à la fin » car le train était sur le point de partir. Ce phénomène était unique au monde, propre à Paris, quand le train est court et que le quai est long (et il est souvent long, ce gredin) nous ne manquons pas de voir maints voyageurs déterminés courir à toute berzingue pour monter à bord. Ils produisent ce bruit reconnaissable entre mille, semblable à celui émis par une Formule 1 lancée à pleine blinde, qui vous dépasserait en un éclair :
« Fschou ! »
Rassurez-vous cher lecteur, le train vient de partir, vous ne serez plus importuné. Enfin, au moins jusqu’au prochain train court (et il est souvent court, ce gredin…).
« Qu’allons-nous faire maintenant, cher Naimor ?
– Attendons-nous le prochain train court ?
– La Défense m’ennuie profondément en réalité…
– Et moi donc ! Surtout, quelle laideur.
– On dirait qu’ils l’ont fait exprès, ahah.
– Nous pourrions prendre la Une, aller aux Champs-Élysées…
– Et nous faire voler par les pickpockets ? (Il y avait beaucoup de pickpockets aux Champs-Élysées. Les raisons de leur présence sont non élucidées).
– Ah ! Mais proposez donc. C’était votre idée de venir écouter les formules 1 humaines, et maintenant nous voilà drapés d’ennui…
– Irions-nous au cinéma ?
– Voyons, ils sont tous fermés.
– Et que diriez-vous du théâtre, on dit le plus grand bien de…
– Fermés aussi…
– Les salles de musique, peut-être ?
– Fermées.
– Les…
– Fermées.
– Mais je…
– Fermés.
– S’il…
– Fermé.
– Et les restaurants ?! Il y a grand temps que je n’ai dégusté une bonne blanquette, bien blanche, dans l’une de nos fameuses brasseries françaises !
– Et pour cause mon bon Naimor, elles sont aussi fermées depuis des mois.
– Mais enfin !! Que diable n’est-il qui ne soit fermé ?
– Le travail, mon bon Naimor.
– Mais, nous sommes au chômage, car tout est fermé.
– Irions-nous à Pôle Emploi dans ce cas ?
– Surtout pas ! Vous savez bien que j’y tombe malade à chaque fois…
– Leur air conditionné toujours mal réglé…
– Oui, l’air conditionné…
– Hm… Ne traverserions-nous pas la rue ?
– Pour quoi faire ?
– Je ne sais pas, comme ça, peut-être que…
– Non, ça ne me dit trop rien, cette histoire de rue… la traverser… ça m’a l’air fort pénible…
– Oui… Irions-nous acheter des vêtements ?
– Comment ? Les magasins sont ouverts ?
– Ah oui, c’est curieux, hein ?
– Oui, mais, vous savez fort bien que nous sommes sans le sou, car…
– Le chômage…
– Quelle chance d’avoir trouvé des tickets de métro par terre…
– Nous n’aurions tout de même pas resquillé !
– Non, non jamais… ça, c’est bon pour… les racailles… »
« Fschou ! Fschou ! »
« Direction Saint-Lazare, n’irions-nous pas ?
– Qu’y a-t-il à y faire ?
– Se moquer des clochards.
– Mais, mon bon, nous sommes en hiver. Vous savez bien qu’ils sont tous morts dans le froid.
– Ah, il n’y a donc même plus de pauvres pour s’en moquer … quelle époque… »
« Fschou ! Fschou ! »
« Irions-nous nous balader, tout simplement ? Je crois que nos pieds sont libres, bien que nous soyons fort mal chaussés.
– Fort mal chaussés, mais pour la bonne cause ! Nous avons fort bien fait de renoncer à ces… ces sneakers…
– Oui, parce que toutes ces marques…
– Fabriquées dans des conditions…
– Oui c’est…
– Révoltant…
– Je suis révolté…
– Oui, je n’ai acheté…
– Que trois paires…
– Quatre…
– Que quatre…
– Enfin ! Ne partirions-nous pas ?
– Mais où ?
– Nous promener dans les rues, voyons ! Paris n’est-elle plus la plus belle ville du monde ?
– Ah ! Pour que nous nous marchions dessus avec les touristes…
– Mais, mon bon, il n’y en a plus !
– Comment ? Madame Daldalgogo nous aurait donc libéré de ce fléau ? (car réellement, les touristes étaient le fléau de Paris) Après les automobilistes et les gens… les gens de dr****…
– Ah, surtout ne me parlez pas de ces gens, ces gens de dr****… Mais non, voyons. Cela est dû au contexte actuel.
– Le contexte actuel ?
– Enfin, cette maladie fâcheuse… qui se répand de jour en jour… très, très contagieuse… terriblement contagieuse…
– Je l’ignorais…
– Ne regardez-vous pas la télévision, très cher ?
– Mon médecin dit que c’est mauvais pour la santé, j’évite…
– Vous ne manquez pas grand-chose, en réalité… »
« Fschou ! »
« Ne pourrions-nous pas prendre nos téléphones pour « scroller » un coup, comme disent les jeunes ?
– Mais, voyons, vous savez bien que j’ai remplacé mon smartphone par un téléphone en bois.
– En bois ?!
– En bon bois français des forêts contrôlées d’Alsace.
– Mais, pouvez-vous « scroller » avec ça ?
– Hin hin. (Parfois dire « non » prend trop de temps, on lui préfère une onomatopée bien sentie)
– Et pour vos appels ?
– Il n’appelle pas.
– Et les sms ?
– Il n’envoie pas de sms.
– Mais alors, quelle est sa fonction ?
– Il ne pollue pas. »
« Fschou ! »
« Ne prendrions-nous pas un de ces trains pour nous évader en province, là où cette terrible maladie ne sévit pas encore ?
– Voyons, vous savez bien comment nous sommes traités hors de Paris, nous ne sommes pas les bienvenus hors de… hors de nos murs…
– Ah, ces provinciaux…
– Des ingrats. »
« Fschou ! »
« Je ne vois plus ce que nous pouvons faire…
– Mon cher, le désœuvrement étant propice à la réflexion, je pense être arrivé à une conclusion sinon satisfaisante, au moins irréfutable.
Qu’est-ce qui nous empêche de faire un compliment ? Qu’est-ce qui retient nos mots dans ce goulot d’étranglement ?
Mais déjà il faut payer et s’en aller.
« Au revoir Merci Bonne journée. » Ces mots sans substance soulignent pourtant une curiosité intense.
Nous nous regardons, essayons de déchiffrer notre regard. Que voyons-nous, que voulons-nous voir ? Le sac nous lie un instant fugace. Elle lâche soudain prise, il tombe dans ma main, sans toucher la sienne.
« Au revoir et Bonne journée »
« Bonne journée »,
elle ne saurait l’être plus, après vous avoir vue.
« Au revoir »,
si seulement nous le pouvions… ce serait la vie rêvée.
L’uniforme Cojean ne peut vous effacer, vous restez cette fille singulière aux fines paupières. Non, ni lui ne peut cacher, le reflet de vos mèches colorées, ni le masque vos lèvres douces.
Chili sin carne. Les yeux fermés, des odeurs flottent : iodées, poivrées, croquantes comme une noix de cajou.
Les haricots rouges sont la source de protéine.
Mais soudain une envie carnassière. Mordre dans de la chair. Serait-elle juteuse comme les tomates, rouge comme la Méditerranée ? Aurait-elle cette saveur, épicée ? Son piment me brûlerait-il le palais ? Sa mastication nous ferait-elle frissonner ? La dégustation se terminerait-elle par la jouissance, en avalant ?
En tout cas très bon ce chili sin carne. Même s’il ne me laissera jamais complètement rassasié.
Que cherches-tu à me vendre, belle putain ? Que cachent tes jambes écartées, que je ne saurais voir ? Que signifie ta gestuelle mystique, ton déhanché monastique ? En quelle langue est ton sourire ? De quel pays vient ton regard, de quelle couleur sont tes yeux ? Quelle est cette mystérieuse forêt qui recouvre ta tête ? Quelle est cette icône perdue que ton visage ? Quelle est cette attitude à laquelle je ne peux me frotter ? Quel est ce divin sarcophage que je ne saurais violer ?
Ah… mais, quelle est cette danse à laquelle tu m’invites ? Quel est ce chant qu’entendent tes amants ? Quelle est cette mouvance, ce monde branlant que tu nous dévoiles ? Quelle est cette humidité, quelles relations perdues descendent de nos larmes ? Quel est ce battement, que l’on ne reconnaît plus ? Quel est ce rythme, auquel nous obéissons ? Quel est ce cambrage qui nous donne la trique, nous fait oublier le système métrique ? Quelle est cette promesse, qui tient le cerveau en laisse ? Quel est cet enthousiasme, pour la violence ?
J’ai vu ton affiche dans la rue, que me vends-tu belle putain ?
L’air frais lui respira dessus, il s’arrêta une petite seconde : au même instant, volèrent jusqu’à lui les sons de l’orchestre qui sonnait à nouveau.
Il fallait y retourner ! Sourit Romain. Mais quelle serait sa stratégie ? Il ne fallait surtout pas se poser trop de questions. Non, surtout pas. Les questions nuisaient à l’action. L’instinct, oui l’instinct, au sein de ce tintamarre de la raison, entendre, écouter l’instinct. C’était la meilleure chose à faire. Oui, la meilleure. Une bonne posture. Oui. Il expira profondément en rassemblant ses forces et en essayant de forcer son cerveau à lui garantir le courage dont il pensait avoir tant besoin. Mais le cerveau n’était pas tendre en négociation ! Il ne lâchait pas prise si facilement. Calculer ! Il lui fallait calculer, encore et encore, calculer !
Et si elle le regardait comme ci et pas comme ça ? Et si elle touchait ses cheveux de la main gauche et pas de la main droite ? Et si elle avait déjà un verre à la main ? Et si, la lumière, oui, la lumière, vite la lumière ! Tellement de variables, si peu de temps, et l’autre dadais qui me demande du courage. Je n’ai pas que ça à faire ! Tellement de choses à calculer…
Ces pensées auraient pu durer jusqu’à la fin des temps sans parvenir à une résolution satisfaisante pour le commun des mortels mais c’est alors que Simon vint perturber les tergiversations :
– Je sais exactement ce que tu te dis mais tu ne dois pas penser. Tu dois te vider la tête. Vas-y tout simplement ! Tu verras bien ce que ça donne.
Oui ! Ce Simon est plein de bon sens, de naturel, ce qui me fait habituellement tant défaut. Il dit vrai. Allons-y !
Mais Quentin arrivait lui aussi à ce moment-là :
– Écoute Romain, je sais ce que vient de te dire Simon. Mais as-tu bien considéré la situation ? Tu ne peux pas te lancer comme ça, sans plan établi, sans stratégie de retrait.
Je le savais ! Quentin a entièrement raison, sur toute la ligne. Quand je pense que Simon a failli m’entraîner… m’entraîner à ma perte, oui ! Réfléchissons. L’instinct ce n’est pas mon truc, il me faut un plan. Un plan, oui. J’ai à peu près repéré le lieu. À peu près, oui. Il ne me reste qu’à imaginer un enchaînement d’actions et tout ira pour le mieux, il ne me restera plus qu’à exécuter. Oui, tout ne doit dépendre que de l’exécution, je ne dois plus avoir à penser, un mouvement mécanique, un automate, devenir un automate. Oui c’est comme ça qu’il faut faire.
Sur ces bonnes résolutions, Romain allait pour se tourner vers l’intérieur mais Guillaume sortait justement à ce moment-là :
– Ça va les gars ? Ouh là, t’as une sale tête Romain. Il se passe quoi ?
– Quentin lui a tout embrouillé le cerveau. Déclara Simon.
– Simon lui a prodigué des conseils idiots. Rétorqua Quentin.
– Vous vous prenez vraiment trop la tête. Rentrons. Il se passera quelque chose s’il doit se passer quelque chose.
Ces paroles semblèrent receler l’ultime sagesse et d’un mouvement univoque on rentra, Romain restant seul.
Ah, la veine d’avoir des amis ! Je suis encore plus embrouillé qu’auparavant. Je n’arrive même plus à me rappeler quel était le problème initial. Oui, quel était ce problème ? Celui qui me sollicita récemment. Ah ! Oui ! Le plan. Enfin, plutôt, l’absence de plan. Plus encore faut-il seulement un plan ? Là réside tout le nerf de la question. Oui, la question. Le nerf, oui. Le nerf de la question, hum.
Je pourrais entrer, arriver par la droite, elle ne me verrait pas venir. Hum, ce serait bizarre, non ? Non pas par la droite. Mais sur la gauche elle me voit arriver sur dix mètres. Et si jamais elle croise mon regard ? Non, non, folie inconsidérée. Passons par la droite. Oui à droite, mais pas trop à droite tout de même, un juste milieu, oui, un juste milieu. Camouflé mais résolu. Résolu, oui. Oui c’est ça, et alors je pourrais, oui je pourrais… mais déjà Adélaïde était là en le regardant avec amusement :
– En train de te faire des nœuds au cerveau ? Tu ne devrais pas, tu lui plais beaucoup tu sais, tu devrais juste aller la voir. Je t’accompagne si tu veux.
Quoi ?! Un piège ? Oui c’est un piège. Mais elle a un sourire si bienveillant, des cheveux bouclés comme la Vierge. Oui, la Vierge. Oui. Attends, quoi ? La Vierge ? Elle avait des cheveux bouclés ? Une source historique pour attester de cela ? Non, pas de source, non. Mais ce sourire. Oui ce sourire. Bienveillant. Et cette petite voix, oui, cette petite voix. Qui me dit d’y aller, de lui faire confiance. Oui, oui, il est temps. La réflexion stérile a assez duré. Place à l’action.
Il avait levé le pied droit. Enfin, enfin tout allait se résoudre. Oui. L’orchestre jouait, la musique se faisait plus pénétrante. Mais Cassandre sortait soudain en sautillant justement à ce moment-là. Elle avait son sourire narquois, méchant :
– Attends, tu ne vas pas faire ce que je crois tout de même ? Ahaha. Tu penses vraiment que tu as tes chances ? Non mais tu rêves ou quoi ? Tu as bu ? Oublie ça tout de suite, ça vaudra mieux pour toi. Tu t’épargneras la honte.
Oui, la honte, oui. La honte, oui. Elle a raison, sur toute la ligne, sur toute la ligne oui. Qu’est-ce que j’ai cru ? Que c’était possible ? Quel imbécile… Il n’y a qu’elle pour m’avouer la cruelle vérité, sans détour et sans filtre. Bienheureuse bienfaitrice, sois louée pour l’éternité !
Comprenant trop bien l’effet des paroles de Cassandre sur Romain, Adélaïde lui jeta un regard noir. Cette dernière :
– Rentrons, il me fait trop de peine pour que je continue à le regarder. Elles rentrèrent.
Au moins maintenant je sais à quoi m’en tenir. Plus de questions à me poser. Tout est clair, la position à adopter. Un soulagement, quel soulagement. Les tracas qui s’en vont, oui les tracas qui s’en vont.
Au sein de ce renoncement qui prétextait un cartésianisme de bon aloi, le cœur essayait bon gré mal gré de se frayer un chemin. Romain commençait à ressentir une sensation étrange. Il n’arrivait pas encore à mettre le doigt dessus, mais ça le démangeait. Ça devenait de plus en plus désagréable. Il ne comprenait pas, son cerveau non plus.
Il avait renoncé, il ne devait plus y avoir de problème. Il devrait être en paix, serein. Il ne devrait même plus être dehors mais dedans, profitant du bal. Mais cette sensation grandissait, commençait à devenir insupportable. Quelle était encore cette fourberie ? Une dernière donnée, non prise en compte par le cerveau ? Il sentit alors, avec une clairvoyance blessante et libératrice, ce qui s’agitait en lui. C’était le regret qui venait se manifester. Il toquait à la porte. Le cerveau était très embarrassé car il pensait avoir retourné le problème dans tous le sens, il pensait avoir pesé les pour et les contre avec exactitude, il pensait que le renoncement était la seule option valable, celle qui l’emportait haut la main sur toutes les autres, sur toutes celles qui pouvaient, et il y en avait un nombre infini en réalité, conduire à une humiliation, un échec.
Mais il n’avait pas pensé au regret. À la décharge du cerveau, celui-ci venait assez rarement, à-vrai-dire. Uniquement en des occasions spéciales, toujours surprenantes pour le cerveau d’ailleurs. Il fallait évidemment que, dans une situation si épineuse où l’on ne pouvait déjà qu’à grand peine démêler le vrai du faux avant de pouvoir échafauder un plan de décision qui tienne à peu près la route, que le regret vienne pointer le bout de son nez, mettre son petit grain de sel, au moment même où, après des efforts colossaux et une torture inouïe, j’avais finalement réussi à résoudre cette situation si problématique.
L’enfoiré. Surtout qu’il allait gagner, le petit bâtard, je le sens déjà gros comme une maison. Romain est trop affaibli, il va écouter le premier gourou venu. Tsss. S’il doit en être ainsi, je démissionne, ce n’est plus mon problème. Il a bon dos le regret. Il arrive après la bataille, il fait le beau, il parade. Il fait le désintéressé. Ah ! Je me marre ! Il va voir ! Il va voir si c’est un client facile le Romain. Amuse-toi bien mon grand ! Ah ! Si vous me cherchez je serai en train de prendre le compte-rendu du désastre à venir. Une décision basée sur la potentialité du regret, sur cet affabulateur pour bonne femme.
Romain non plus n’avait pas pensé au regret. Il pensait s’être enfin débarrassé de ses tourments. Mais il constatait avec amertume que ce n’était pas fini. Comment réagir ? Écouter le regret ? Vivre avec ? Il ne savait que faire. Cela ne devrait pas être si dur de vivre avec. Le regret devait venir de temps en temps, rappeler quelques comportements honteux mais le désagrément ne devait pas durer bien longtemps, cela devait être supportable. Il y avait simplement un petit truc désagréable, une petite démangeaison qui reviendrait par-ci par-là, comme un moustique que l’on n’arrive pas à écraser. Réfléchissant en ces termes, Romain sentait pourtant que ce ne serait pas si facile. Vivre avec le regret. On n’en mourrait pas, non bien sûr, encore heureux ! Mais on raconte que ça en avait bouffé plus d’un, quand même. Il fallait prendre cela au sérieux, tout de même. C’était en somme quelque chose d’indélébile, d’éternel, on ne plaisantait pas avec ce genre de choses. Ça faisait un peu peur.
Quoi faire, alors ? La seule solution réelle était d’agir, pour que le regret, ce petit vicieux, n’ait pas de prétexte pour venir, qu’il reste terré loin, très loin, là où il était, ça valait mieux.
Oui, agir, c’était ce qu’il devait faire, c’était juste. Rien qu’à cette perspective, les alarmes de la raison se déclenchèrent à nouveau, comme au départ de notre histoire. Mais elles se firent beaucoup moins stridentes, presque fluettes. Face à la perspective du regret il semblait que la raison perdait une nouvelle bataille.
« Foutu pour foutu » pensa le cerveau. De toute manière, je ne réponds plus des agissements de ce petit con, je ne peux plus être tenu responsable des conséquences. Qu’il fasse bien ce qui lui chante.
Ressentant une forme de paix intérieure, de légèreté, Romain sourit. Pour de bon, il se dirigea vers la porte d’entrée. Arrivant au niveau de la poignée, celle-ci s’abaissa et la porte laissa paraître une jeune fille. C’était elle.
Ici, l’intérieur de notre héros se fit si assourdissant que je ne saurais hélas dire ce qui s’y passait réellement. Je laisse au regard aiguisé et aux commentaires avisés de ses amis le soin de nous éclairer :
– C’est elle !
– Oui c’est elle !
– Ils sont face à face !
– Sérieux ?!
– Alors ? Alors ?
– Je crois, oui je crois qu’elle lui sourit !
– Oh !
– Et lui, il fait quoi ?
– Oui, il fait quoi ?
– Je, je crois qu’il lui sourit aussi !
– Oh !
– Oh !
– Hourra !
– Amis, allons danser !
– En avant !
« En avant ! » Tu parles. Toutes ces tracasseries pour qu’une porte qui s’ouvre résolve le schmilblick. Bah. C’est la dernière fois que je perds mon temps à calculer toutes ces conneries. Et l’autre dadais qui est content. Bon, tant mieux, remarque.
Me retournant pour lui tenir la porte, elle me sourit. Dans ma surprise je ne lui rendis pas son sourire peut-être même lui jetai-je un regard froid. Plus tôt ce matin dans la rame de métro, deux hommes hirsutes hurlaient à la mort à propos d’Allah, de commettre des viols et des meurtres. L’un avait des lunettes, l’autre une petite sacoche. Les deux tenaient un gobelet et sentaient l’alcool. Et là, là maintenant, une femme d’une grâce réelle, habillée avec soin, respectable sous toutes les coutures, me souriait. C’était pourtant la même journée, le même monde. Alors que la réalité avait refusé depuis longtemps de se présenter sous une forme digne, elle me rappelait soudain qu’elle pouvait aussi, être ça. Mais je n’y étais plus habitué, je ne pus donc pas, je n’eus pas le temps, de lui rendre son sourire.
Alors, je m’en suis voulu car peut-être qu’elle s’était dit, elle aussi, que nous étions tous pourris, que même les sourires ne pouvaient plus, qu’ils n’en valaient plus la peine et qu’il fallait les abandonner, pour de bon. Hanté à l’idée que je pus être à l’origine d’une pensée si terrible qui viendrait tourmenter un être si pur, je m’empressai de gribouiller ces lignes inutiles pour lui dire que non, bien au contraire, elle ne devait jamais arrêter de sourire. Qu’au sein de cette violence permanente, de cette stupidité répugnante, de ces monticules d’ordures crasseuses, s’il n’y avait qu’un, perdu quelque part, qu’un seul sourire, alors à lui seul il pourrait tout laver, tout gracier. Car c’est ce que vous veniez de faire, Madame. Avec votre si beau sourire auquel je n’étais hélas pas préparé, vous m’aviez en un clin d’œil lavé. Ainsi, j’étais de nouveau prêt, prêt à affronter l’absurdité.
Quand, en m’enfonçant dans cet abîme sans fond qu’est la connerie humaine j’emporterai avec moi votre cadeau inestimable, il ne cessera de résonner dans mon cœur et peut-être même sur les parois de ce gouffre immonde :
Nous retrouvons un jeune homme lambda, fis d’une famille de CSP+ et bien élevé. Un être assez inoffensif en somme. Comme bons nombres de Français il se rend parfois, quand le cœur lui en dit, à son Carrefour City, fort bien achalandé, situé dans un quartier composé de gens bien, tout comme lui. Un jour comme un autre, alors qu’il va pour mettre ses produits à la caisse, machinalement, comme tout le monde a toujours fait et semblait toujours devoir faire, il lève les yeux, brièvement au départ, puis il s’arrête, car ce qu’il voit alors ce sont des yeux, ardents, non destinés à rester sous des lumières artificielles en regardant des jours durant des articles défiler. Elle est arabe, plus pauvre que lui et ses cheveux sont attachés. Ils remontent d’abord et apportent un élégant air aérien au visage puis ils redescendent comme les belles palmes d’un palmier, légèrement teints d’une couleur rougeoyante de feu, un feu qui brûle même en décembre. D’un milieu social différent, ils ne devaient jamais se rencontrer. Tout était si beau pourtant, l’évidence était là. Alors qu’il réglait en insérant sa carte bancaire, le jeune homme sentit que ce n’était pas ça, que quelque chose n’allait pas. Il prit le ticket de caisse que lui tendait la jeune femme incandescente en posant son regard sur lui, orné d’un noir délicat qui faisait montre d’un savoir-faire propre aux peuples de la méditerranée maghrébine. Ce maquillage n’eut pas été là, le regard aurait gardé son intensité, mais avec celui-ci il devenait un fin charbon ardent, une invitation à descendre dans les profondeurs de la mine. Qu’y trouverait l’aventurier impétueux ? Il ne le saurait qu’en descendant. Alors que toutes ces sensations s’agitaient à l’intérieur du jeune homme il se rendit compte qu’il était déjà dehors, que tout était déjà fini, pour toujours et à jamais. Pourquoi devait-il en être ainsi ? Pourquoi les évidences devaient-elles être systématiquement brisées par la réalité, ou plutôt, par ce qui lui en donnait le droit, le réalisme. Était-ce un manque de courage dans le cœur des gens de notre époque ? Avions-nous abdiqué avant même de nous battre ? Avions-nous renoncé à toute violence ? Ce mot existait-il encore dans le dictionnaire, avais-je d’ailleurs toujours le droit de l’employer ? Ou étions-nous devenus de paisibles bêtes de troupeaux, en pâturages, dont la tranquillité ne serait jamais perturbée hormis par la dernière d’entre elles, la mort.
Les choses auraient donc dû en rester là. Mais notre jeune homme, qui brûlait encore d’une énergie miraculeuse, décida de faire ce qui était dans la mesure de son possible et dans la mesure de l’acceptable. Il décida de retourner à son supermarché pour voir la caissière à nouveau. Qu’espérait-il en s’engageant dans une pareille entreprise ? Lui-même ne le savait pas. Il savait simplement que c’était juste. Ainsi il devint un fidèle de ce magasin, y allant le plus souvent possible, parfois même n’achetait-il rien mais venait uniquement pour apercevoir la caissière de son cœur. Il la regardait très brièvement et avec pudeur, en sortant et en rougissant, mais peut-être cela n’était-ce dû qu’à notre air vivifiant de décembre qui se plaisait à nous rappeler qu’en dépit du réchauffement climatique, nous étions malgré tout en hiver.
Les visites duraient depuis un mois. Au départ la caissière ne remarqua pas le manège cavalier du jeune homme, qu’il venait à une fréquence anormale pour un client. Elle ne voyait pas non plus qu’il faisait toujours en sorte, dans la mesure du possible, de passer à sa caisse à elle. Puis, après un certain temps, elle remarqua les passages du jeune homme et commença à observer ses allers et venues. Enfin, elle croisa son regard et c’est probablement à ce moment qu’elle comprit. Cela l’amusa. Elle en fut peut-être même flattée bien que je n’oserais m’avancer jusque-là car essayer de savoir ce que les femmes ont en leur cœur est au moins autant hasardeux que de pronostiquer au loto, si ce n’est plus. Elle cherchait dorénavant à croiser son regard, ce qu’elle réussit à maintes reprises. Dorénavant ils s’échangeaient même des sourires, du moins autant que l’on puisse en juger avec les masques que tous deux portaient. Au fur et à mesure, une forme de complicité s’était créée entre eux. C’étaient comme s’ils se connaissaient sans jamais s’être parlé. À ce propos, le jeune homme pensa qu’il était temps. Il souhaita qu’ils se parlassent.
Il se rendit donc comme à son habitude au magasin, d’une humeur joyeuse à l’idée d’enfin entendre la voix de la jolie jeune femme. Par un manque de chance anodin, il ne la vit pas ce jour-ci. Il revint le lendemain car sa résolution n’avait pas faibli. Hélas, elle fût encore absente, ainsi que les jours suivants. Une semaine passa sans qu’il ne la vît. Le jeune homme commença à douter. Avait-il mal agi ? S’était-elle sentie harcelée ? Il ne savait quelle position adoptée mais il ne pouvait souffrir d’ignorer ce qui s’était passé. Il retourna une énième fois au magasin et demanda avec appréhension à un des caissiers s’il avait des nouvelles de la caissière aux cheveux attachés. N’ayant pas pour habitude qu’on lui pose de pareilles questions, le caissier avait froncé les sourcils, ne comprenant pas ce dont il retournait, soupçonnant une farce dont il n’avait aucune intention d’être le dindon. Les épaules du jeune homme s’affaissèrent, il se senti soudain très seul. Il se rappela qu’il était dans un supermarché de quartier, qu’il n’avait aucune intention d’acheter quoi que ce soit et le lieu lui parut bien triste. Alors qu’il s’apprêtait à partir en trainant sa peine, il entendit un « Monsieur » provenant de derrière lui : une caissière d’une cinquantaine d’année lui faisait des signes de s’approcher.
« Vous êtes le monsieur qu’elle voyait ? ». Lui demanda-t-elle. Confus et affecté, sentant que son cœur s’accélérait, il ne répondit pas. Mais la caissière douée d’une sensibilité certaine comprit que c’était bien lui.
« Elle ne travaille plus ici mais elle m’a dit de vous donner ça. »
Fébrilement, il prit le petit bout de papier qu’elle lui tendait comme il aurait saisi une relique fragile et inestimable. Ne pouvant attendre et sans se soucier des toussotements dans son dos ainsi que de la queue qui s’impatientait, il déplia le précieux mot et lut :
« Mon numéro si jamais vous voulez parler. Lina. »
Au grand soulagement des gens qui commençaient à sérieusement s’énerver, il sortit du Carrefour City. Il huma profondément l’air froid, regardant au loin, une expression interdite sur le visage.
Ici, je laisserai au clément lecteur le loisir d’imaginer la suite de cette histoire, -s’il devait y en avoir une-, certes surprenante, mais qui arrive encore aujourd’hui.
Étant plongé dans la plus grande oisiveté qu’il soit possible d’imaginer, la majorité de ses journées étant parfaitement improductives et inutiles au développement de la société française, l’esprit du stagiaire inoccupé commença à vagabonder. L’ennui, propice à la réflexion profonde, de grandes questions vinrent rapidement l’assaillir. Il se demanda comment une société pouvait tourner si bien tout en abritant des gens de son espèce. Ce n’était pas qu’il souhaita se retrouver dans une telle situation mais il y avait été placé bien malgré lui par la force des choses en s’y habituant petit à petit. Bref, pour que la société avance tout de même si loin, se dit-il, c’était sûrement parce que des gens travaillaient beaucoup. Il fallait compenser ceux qui, comme lui, ne faisaient pas grand-chose. Il tint alors en immense respect tous ses compatriotes, bien qu’il ne les connût pas, en les remerciant sincèrement de leurs efforts quotidiens emplis d’abnégation. Il développa presque une forme d’admiration pour ces gens qui faisaient des choses, qui suaient à la tâche bien qu’il eût une idée très vague de ce qu’elle pouvait être. Ces hommes et femmes ne devaient pas restés inconsidérés ! On ne leur avait pas encore donné tous les honneurs qu’ils méritaient, pensa-t-il en s’échauffant. Il entreprit alors d’écrire un poème de célébration à leur égard, un poème dont le lyrisme atteindrait des monts proportionnellement aussi élevés à la charge de travail abattue par ses héroïques concitoyens. Alors qu’il s’apprêtait à donner la première touche à son grand œuvre il fût soudain tiré de son essentiel rêverie par un amical collègue. Une certaine tâche ou même plusieurs car, à-vrai-dire, il ne comprenait pas vraiment de quoi il était question et il aurait été fort difficile de savoir si le flou provenait de sa faculté de compréhension ou de la qualité d’explication de son collègue, nécessitait sa prise en charge immédiate. Il dut donc remettre l’écriture de son poème à plus tard. De toute manière, il aurait bien le temps de s’en charger un jour prochain, se dit-il.
Il court, il court ! Il bouscule les badauds. Les lents, les endormis. Les inutiles, les peureux. La foule est diversifiée. C’est là son mérite. Mais toujours il court. Il la poursuit. Celle qu’il a vue. Mais l’a-t-il vue ? Pour de vrai ? Oui est-ce vrai ? N’était-ce un mirage ? À votre avis, ô lecteur ! Clairvoyant lecteur ! Est-ce vrai ? Est-elle réelle ? Et non pas une illusion ? Envie parfois stimule l’imagination…
Non ! Il l’a vue ! Pour de vrai ! Donc courir il doit. Courir il va. Traverser cette foule ! Ah cette foule ! Mais diable, n’importe quand ! N’importe quand mais maintenant ! Jamais foule il n’y a. Sauf là. Foutue foule, au pire moment. Mais passez-lui un balai ! Un immense balai ! Oui lecteur, donne-lui ! Termine ton ménage et donne. Qu’il puisse tout balayer. Cette foule de poussiéreux. Car notre affaire est autre. Oh oui tout autre. Point poussière mais une lumière. Et quelle lumière, oh oh. Une brune lumière. Quand elle apparut, une seconde. Une minuscule seconde. Mais c’était assez. Déjà le cœur est embrasé. Déjà la brune, envolée. Alors les jambes, folles échauffées. « Vite la rattraper ! ». Brune lumière donc vitesse lumière. Enfin. Sans cette foule, vitesse lumière. Mais foutue foule. Donc vitesse misère.
Ah ! Tellement de monde ! Dieu le généreux, il donna. Maintes vies il donna. Mais toutes au même endroit ? Et en ce moment précis ? Dieu est un petit farceur. Il a bien le droit. Il a beaucoup travaillé. Une ou deux plaisanteries. Puis il retourne à l’œuvre.
Mais son œuvre est insignifiante. Elle n’est rien. Retrouver la brune lumière. Voilà une œuvre de Providence. Notre héros le sait bien. Alors il court, traversant foule. Cette foule infinie. Pleine de gens gentils. Tous incontestablement respectables.
« Besoin d’aide ? ». Qu’on lui demande.
« Non ! ». Qu’il veut répliquer. Mais pas le temps. Pourtant des gens continuent. Ils s’arrêtent. Ils proposent leur aide. Restent sur son chemin. Crétins ! Ne voyez-vous pas ? Si vous voulez aider : dégagez ! Mais ils ne voient pas. Leur gentillesse les aveugle. Et moi je suis impuissant. Je ne peux que conter. Mais toi lecteur, aide-moi ! Dis-leur quelque chose. N’importe quoi !
Ah, une échappée ! À force coudes, il perce. Mais non, toujours plus. Toujours plus de monde. Une marée humaine, ressassant, inlassable. Mais d’où viennent-ils ? Diantre ! D’où peuvent-ils venir ? Jamais personne, habituellement. Mais pile poil maintenant. Quand ça compte. Foule infinie… Flûte !
Notre héros commence à faiblir. Il risque d’abandonner. Qui pour le blâmer ? Si tu es meilleur, lecteur. Alors jette-lui une pierre.
Pas encore une en vue.
Oh ! Si, je vois ! Pas une pierre. Mais la brune lumière ! Elle est reparue au loin. Et c’est assez. Déjà notre héros est requinqué. Déjà il recommence à courir. À pleine volée. Et voyant cette force. Cette force pure. Animée des plus nobles motifs. Alors même cette foule niaise. Elle s’écarte. Elle laisse passer. Rejoindre la brune lumière. Il n’entend plus rien. Ne voit plus rien. Mais pour lui, moi j’entends. Et je vois. Je vois la foule applaudir. Elle l’acclame. Chaque anonyme lui crie « allez ! ». Pour son dos, maintes tapes. Pour ses épaules, maintes accolades. Mais il ne voit pas. Il ne sait que courir. Tout droit. Directement vers la brune lumière. Il arrive à son niveau ! Oui ! Il croit voir les yeux. Il les devine bruns. Ou châtains ? Qu’importe ! Il peut presque la toucher. Derrière, j’entends la clameur. Les applaudissements de la foule. Même Dieu semble l’encourager. Quelque part là-haut, penché. Des fleurs tombent du ciel. C’est Dieu du balcon céleste. Même le soleil est là. Pourtant nous sommes sous terre. Dans un métro parisien. Mais le soleil est là. Les rayons m’éblouissent. Je crois même lui, sourit.
Le cosmos retient son souffle. Les grèves font une pause. Tous les métros sont arrêtés. La 4G a été bloquée.
Notre héros y est ! Ça y est ! Il peut presque la sentir. Il devine un doux parfum. C’est ineffable. Je m’abstiendrai de décrire. Tous mes mots seraient insignifiants. Vaincus par sa beauté. Sa description m’aurait épuisée. Et elle resterait même inachevée…
Or quel effet ! Quel effet sur notre héros ! Par la grâce, frappé ! Il va pour parler. Aux oreilles de la lumière. À portée de bouche.
Mais clap !
Bouche ouverte, porte fermée ! Et le métro de démarrer. Notre héros reste sur le quai. À peine a-t-il réalisé. Déjà la machine a redémarré. On passe, on rouspète. On le dépasse, le bouscule. La foule est de retour. Indifférente et occupée.
Est-ce un rêve ? Son cœur lui crie que non mais sa tête, oui sa tête, où est-elle d’ailleurs ? Il n’a plus de tête. Puis qu’est-ce qu’une tête à la fin ? Qui en a réellement besoin ? Mais il n’a pas le temps de se poser ces questions de première importance car déjà il est dehors, dans la rue, une rue blanche, brillante, à vous arracher la rétine, mais en ce moment même il n’a pas mal aux yeux car la douleur n’existe pas en ce lieu. Le sol est couvert d’une couche de neige immaculée qui s’étend comme un tapis blanc infini. Il sent sa douceur lorsqu’à chaque pas ses pieds s’y enfoncent délicatement mais quand il regarde par terre il ne laisse aucune trace et d’ailleurs il n’a aucun effort à produire, il ne sent pas ses muscles s’activer, c’est comme s’il lévitait. Il n’a qu’à se laisser porter. Il sait exactement où aller sans savoir où il va. Au loin son ami lui fait des gentils signes de le suivre et alors que c’est à moment ce précis qu’il pourrait douter, il voit les sourires bienveillants des flocons de neiges qui viennent se poser sur ses joues et il sourit à son tour. Il tire la langue pour embrasser tous ces petits êtres fraternels qui tombent du ciel tels des cadeaux angéliques. Alentour, il entend une musique sans pour autant voir aucun instrument. Il ne la connaît pas mais il danse tout en avançant. C’est comme s’il avait toujours dansé ainsi. Il finit par rejoindre son ami qui l’attend devant une porte. Sa grande vitre laisse passer une belle lumière aux chaudes couleurs. De l’extérieur, on entend des éclats de rire qui semblent vous lancer « bienvenue ! bienvenue ! ». D’un geste léger son ami l’invite à ouvrir la porte. Alors qu’il s’avance, il se sent bien, très bien. Il sait que cet endroit est sa maison, sa vraie maison. Alors qu’il ne l’a jamais vue, au moment où sa main droite se pose sur la poignée de porte son corps sait qu’il l’a déjà touchée plus de fois qu’il ne touchera jamais aucune autre chose. Il va pour appliquer une légère pression et baisser la poignée. Mais elle lui résiste. Il ne veut pas forcer. Il n’a pas envie de blesser la poignée. Mais elle continue de lui résister. Donc il doit le faire. Il applique plus de pression mais la poignée reste inerte, comme une poignée de porte. Il commence à suer par le front. Il se retourne pour demander assistance mais son ami n’est plus là. Pourtant il entend toujours les éclats de rire et ils semblent plus que jamais l’inviter à entrer. « Tu es chez toi ! Tu es chez toi ! ». Il ferait beau voir qu’il ne put pas aller chez lui tout de même ! Alors il empoigne encore une fois la poignée avec une assurance feinte. Mais elle reste interdite. Ses sourcils se froncent à l’idée qu’il ne pourrait jamais rentrer chez lui. Pire, il n’aura jamais connu ce chez lui. Les rires se font plus distants. Il se retourne et commence à marcher lentement avec peine. La neige a beaucoup fondu, plusieurs fois il manque de glisser et de tomber violemment au sol. Les flocons de neige ne tombent plus. La musique s’est tue. Enfin il aperçoit son immeuble. Il ne lui a jamais paru aussi laid, aussi monstrueux. Il arrive en bas. C’est un digicode qu’il rentre machinalement. La porte produit un bruit sinistre en s’ouvrant. Enfin il arrive devant le seuil de son appartement. Il glisse les clés dans la serrure. Ça s’ouvre. Il reste un instant sur le palier. Il essaye de se rappeler quelque chose. Cette situation lui en rappelle une autre qu’il a vécue il n’y a pas si longtemps. Il cherche un moment mais il n’arrive pas à se souvenir. Il ressent un profond trouble en lui. Il essaye encore un court moment de se remémorer un événement mais il n’y arrive vraiment pas. Finalement il entre, cela faisait déjà assez longtemps qu’il était là et il n’allait pas passer la nuit sur le palier tout de même ! Que penseraient ses voisins si jamais ils le voyaient agir de la sorte ? Mieux valait vite entrer même si cette pensée le fit sourire. Il se déshabilla. Il était dans sa chambre, assis sur son lit. Il réfléchit encore un peu car le trouble ne semblait pas vouloir le quitter. Pourtant il ne voyait pas ce qui pourrait justifier une telle sensation. Finalement il décida que ça finirait bien par passer et il se coucha en espérant avoir de beaux rêves.